Une intuition
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II Une intuition

« Demandez le journal, demandez ! »

William regarda le pauvre garçon qui essayait désespérément de faire acheter ses journaux. Il eut pitié et lui en acheta un. Un pauvre penny pour un pauvre bout de papier. Will le plia tant bien que mal et le rangea dans sa poche.

Il compta la monnaie qui lui restait. Il en avait encore suffisamment pour acheter de quoi manger.

Les rues de Londres étaient sales, les roues des voitures éclaboussaient les passants. William leva les yeux vers le ciel menaçant. Le temps allait une nouvelle fois se gâter. Il devait rentrer vite.

Après avoir acheté de quoi manger, il se retrouva sur les bords de la Tamise. Il vit alors le chantier de Tower Bridge encore en construction. Cela faisait bientôt deux ans maintenant et le pont ne semblait pas vouloir avancer. De ce qu’il avait compris, c’était un tout nouveau genre de pont… un pont suspendu. Il n’avait jamais rien vu de tel. Le nez pointé vers le chantier, il ne vit pas l’homme qui se dirigeait vers lui. Il se le prit de plein fouet. Il entendit un grognement. Will se crispa et se tourna vers celui qu’il avait percuté :

« Navré, monsieur. Je regardais…
— Ailleurs. Il est vrai que ce pont est un chef-d'œuvre, c’est la première fois que l’on allie deux techniques, celle du pont suspendu et celle du pont à bascule… »

Will écarquilla les yeux devant l’inconnu qui venait de lui faire une leçon sur ce pont. Décontenancé, il balbutia :

« Certes, c’est… un chef-d’œuvre. »

L’inconnu regarda attentivement Will puis lui demanda :

« Vous m’avez l’air bien malingre et bien petit.
— J’ai quatorze ans.
— A qui le dites-vous… »

L’homme sembla se perdre dans ses pensées. Will en profita pour le détailler un peu. L’homme était brun, un peu dégarni sur le dessus, le front haut, signe d’une grande intelligence et les yeux pétillants. Ses habits étaient démodés mais chics. L’inconnu se reprit et se concentra à nouveau sur lui :

« Comment t’appelles-tu jeune homme ?
— William. William Weaver.
— Cocasse. »

Will trembla soudain. L’homme savait-il ? Non, c’était impossible. Il ne pouvait pas connaître ce William Weaver.

« Ravi de faire ta connaissance, William, déclara-t-il soudain.
— Moi de même, monsieur. »

L’inconnu lui tendit la main, Will la serra avec méfiance. L’homme le remarqua et sourit :

« Tu m’as l’air d’être un garçon intelligent, William. J’aurais peut-être du travail pour toi.
— J’en ai pas besoin, répondit froidement Will.
— Je sais que tu travailles déjà. Chez un fleuriste, je me trompe ? »

William sentit son sang se glacer. Mais comment avait-il su ?

« Cependant, continua l’inconnu, je vois aussi que tes vêtements ne sont pas de première jeunesse, la famille qui t’emploie ne doit pas avoir beaucoup d’argent. Qu’importe, si tu as besoin, retrouve-moi à cette adresse, j’aurais du travail pour toi.
— Quel genre de travail ? »

Will prit avec méfiance la carte que lui donna l’inconnu et la fourra dans sa poche à côté du journal. L’inconnu sourit puis lui demanda sur le ton de la confidence :

« Tu aimes traîner tes oreilles un peu partout ?
— Je… »

Que devait-il répondre ? Devait-il lui dire la vérité ? Lui dire qu’il écoutait en douce les conversations de la famille Rotheson tous les soirs ? Ou s’enfuir loin d’ici ? Il ne connaissait pas cet homme qui semblait être un peu excentrique mais il avait l’air honnête. Ou du moins, Will sentit qu’il pouvait lui faire confiance. Il voulut accepter son offre mais une peur soudaine l’en empêcha. Cette même peur qui l’empêchait de vouloir en apprendre plus sur ce William Weaver. Tétanisé, il ne put articuler que quelques mots :

« Je… Je verrai. M-Merci. »

Il inclina la tête en tremblant puis s’en alla sans demander son reste. Il courait presque dans les rues de Londres. Les passants le regardaient d’un air désapprobateur. Il ne savait pas où il allait, complètement perdu. Son esprit ne parvenait plus à reprendre le contrôle de son corps.

Il finit par s’arrêter au bout d’une dizaine de minutes… Ou avait-il couru une heure ? Il n’avait plus la notion du temps. Essoufflé, il se plia en deux puis regarda où il était. Reprenant peu à peu sa lucidité, il eut peur de s’être retrouvé dans un quartier malfamé comme Whitechapel. Il n'en était rien. Sa lâcheté l’avait mené jusqu’à un quartier luxueux. Des hôtels particuliers bordaient une rue aux pavés réguliers. Tout était étrangement propre. Plus propre que le centre-même de Londres.

Soudain le ciel se couvrit. Une voiture arriva. Les chevaux s’arrêtèrent devant l’un des hôtels particuliers.

Quelques gouttes tombèrent puis, ce fut un véritable déluge qui s’abattit sur Londres. Will se glissa sous le porche de l’une des maisons, attendant que l’averse se termine.

Un homme descendit de la voiture. Un majordome lui tenait un parapluie. Caché derrière la pluie, Will put tout de même voir son visage et reconnut le client plus que fidèle de la boutique de Mary. Will ignorait comment il s’appelait mais il n’avait pas envie de connaître cet homme qui lui semblait en tous points détestable. Il remarqua cependant qu’il portait des habits de deuil mais avait un visage serein, presque froid. Ainsi, il avait perdu un proche mais cet événement ne semblait pas l’affecter. Will haussa les épaules. Cela ne faisait que lui prouver une énième fois que cet homme était quelqu’un d’immonde.

L’homme entra dans sa maison et la rue se vida. Will attendit un peu que la pluie se calme puis s’en alla non sans un dernier regard méprisant adressé à l’hôtel particulier et à son propriétaire.

Ses chaussures étaient trempées et pleines de boue. Lorsqu’il arriva chez les Rotheson, Mary poussa un cri :

« Enlève-moi ces horreurs tout de suite ! Tu vas pas salir la maison avec !
— Désolé, Mary. »

Il fit la moue puis retira les « horreurs ». Puis, il monta après avoir salué monsieur Rotheson qui lisait son journal comme à son habitude. Arrivé dans sa chambre, il se jeta sur le matelas et ferma les yeux. Machinalement, il chercha en vain une montre à gousset dans sa veste. Il rouvrit les yeux et regarda sa main avec colère. Il en avait marre de ces tocs. Il la laissa tomber sur le côté de sa veste. Celle-ci bougea et Will entendit un bruit de papier froissé.

Le journal ! Will le prit avec avidité et le regarda. Il n’avait pas remarqué la première de couverture ainsi que le gros titre : « Le meurtrier de Whitechapel a encore frappé ! »

Il promena son regard sur la photo qui illustrait cela et frémit. Il y avait monsieur Rotheson ainsi que cet imbécile de Duncan. En-dessous était écrit en grosses lettres :
« Scotland Yard mis en échec. La justice devra-t-elle en appeler au privé ? »

Il apprit à la double-page dédiée à cette affaire que l’inspecteur Rotheson risquait son poste. Il en laissa tomber le journal de stupeur. Pas monsieur Rotheson ! Mais qu’allaient-ils devenir s'il perdait son travail ? Tiendraient-ils seulement avec le travail de Mary ? Will deviendrait alors une charge insupportable pour la famille. Il allait devoir partir !

Non. Il ne pouvait pas partir d’ici. Il était chez lui. Mû par une volonté égoïste, il se leva, puis, d’un pas décidé, décida de prendre les choses en main. Cependant, il ne savait que faire et s’arrêta après avoir descendu la première marche de l’escalier. Il se sentit stupide. Que pouvait faire un simple gamin contre le monstre qui terrorisait Londres ? Puis il pensa à l’homme qu’il avait rencontré près de Tower Bridge. Il chercha en tremblant la carte qu’il lui avait donnée, priant pour qu’elle ne soit pas tombée pendant sa course effrénée à travers tout Londres. Il soupira de soulagement lorsqu’il sentit le papier sous ses doigts. Il sortit la carte d’un air triomphant. C’était bien ce qu’il pensait. Un détective privé. Peut-être que s’il lui demandait d’aider monsieur Rotheson de manière discrète sur l’affaire du meurtrier de Whitechapel contre un travail non-rémunéré, il pourrait sauver l’inspecteur ?

Il regarda à nouveau la carte, attendant que la peur qui lui était devenu familière revienne au galop mais il n’en fut rien. L’instinct de conservation primait sur le reste.

La nuit tombait, il ne pouvait pas sortir. Mais il prit sa décision. Le lendemain matin, il irait voir ce détective privé.

Baker Street n’était pas très loin.


Pour la première fois de sa vie, Will n’eut pas peur lorsque le cauchemar arriva. Ce dernier devint un peu plus clair. Il pouvait voir qu’il était dans un manoir et qu’un homme venait de planter un couteau dans la gorge de ce qui devait être une servante qui le regardait avec terreur. Will sentit le contact froid d’une arme dans ses mains. Il leva le canon, visa le meurtrier et…

Il se réveilla mais, cette fois-ci, ne hurla pas. Il en avait assez de hurler, d’avoir peur. Le soleil se levait. Il fit de même et sortit.


217… 219… 221… 221 bis… C’était là. Il frappa à la porte et une vieille femme ouvrit, certainement la concierge.

« Bonjour madame. J’aimerais parler à…
— Monsieur Holmes, le coupa-t-elle. Oui, vu votre allure, vous êtes encore l’un de ces gamins des rues…
— Je vous demande pardon ?
— Non rien. Disons que je commence à en avoir marre des excentricités de monsieur Holmes. »

Elle soupira puis lui demanda de la suivre. Ils montèrent et se retrouvèrent devant la porte de l’un des appartements. Elle se tourna vers lui et le prévint :

« Il s’ennuie aujourd’hui.
— Et je dois en déduire quoi, madame ? »

Elle soupira de lassitude puis murmura sur le ton de la confidence :

« Cela veut dire qu’il va recommencer ces expériences… »

L’on entendit un râle. La vieille femme soupira, sortit un lourd trousseau de clefs et se faufila à l’intérieur.

« Qu’avez-vous encore fait, monsieur ?
— Je pense avoir trouvé un moyen de tromper la mort ! »

Il était bien différent ce monsieur Holmes. Les cheveux en bataille, il portait une robe de chambre qui ne datait pas d’hier. Will fut déçu de le voir ainsi. Il était bien loin du gentleman brillant qu’il avait croisé la veille. Holmes s’affala sur un rocking-chair et se lamenta :

« Je pensais avoir besoin de temps pour résoudre la dernière enquête, j’ai même demandé à ce gosse… »

Il pointa Will du doigt puis continua :

« … de m’aider. Mais l’évidence m’a sauté aux yeux hier soir et je n’ai plus d’enquête.
— Vous êtes vraiment impossible, monsieur Holmes, se plaignit la vieille dame. »

Elle n’eut comme toute réponse qu’un long gémissement. Holmes ferma les yeux et attendit. Will soupira puis, ne se laissant pas abattre, s’avança :

« Monsieur Holmes ? J’ai une affaire à vous proposer. »

Le détective tourna sa tête vers lui puis plissa les yeux :

« Le meurtrier de Whitechapel ? Pitié… J’en ai que faire d’un cas d’école.
— Vous savez qui est le meurtrier ? Demanda un Will plein d’espoir. »

La vieille dame secoua la tête, pressentant ce qui allait suivre. Holmes soupira puis se lamenta :

« A quoi bon ? Je suis sûr que je le trouverai en un rien de temps. Je n’ai pas de temps à perdre avec des futilités.
— C’est sûr que vous avez du temps à perdre en ce moment. Et c’est aussi sûr que ce sont des futilités. Que sont quelques prostituées contre l’ego de monsieur Holmes ! »

Sa véhémence, pleine d’amertume, fit sursauter la vieille dame mais pas Holmes qui se leva tant bien que mal et s’approcha de lui en titubant :

« Écoute mon petit. Rends-moi service. Je sais que celui qui t’héberge, monsieur Rotheson…
— Comment savez-vous cela ? Demanda d’une voix anxieuse Will.
— Tu travailles chez un fleuriste, la terre de qualité qui salit le bord de ta manche droite le prouve. Je ne connais pas beaucoup de fleuristes. Je connais notamment une certaine Madame Rotheson dont le mari travaille sur le fameux meurtrier de Whitechapel et je sais qu’il peut perdre son poste. Le fait que tu viennes me voir pour cette affaire n’a fait que confirmer mes soupçons. »

Will déglutit. Ce Holmes était très fort. Trop fort. Holmes le vit, s’accroupit pour se mettre à son niveau puis continua :

« Je disais donc. Traîne tes oreilles un peu partout. Tu es petit et mince, tu peux apprendre à être discret. Si ces imbéciles de Scotland Yard ne sont pas fichus de trouver le coupable, j’aiderais peut-être.
— Mais, monsieur Rotheson…
— Perdra son boulot car c’est un incompétent. On ne va pas tricher pour gagner non ?
— Même si des vies humaines sont en jeu ?
— Si ton inspecteur Rotheson fait bien son boulot, il n’y aura pas d’autre victime.
— Vous vous en foutez des morts, c’est ça ? Demanda Will avec dédain.
— Non. Mais il y a des criminels plus importants que celui-là. Dont un qui me donne du fil à retordre. S’il met son plan à exécution, des millions de gens mourront, expliqua Holmes.
— Vous vous cachez plutôt ici par lâcheté.
— Et pourquoi es-tu ici, gamin ? Par égard pour ce pauvre Rotheson ? Ou bien parce que tu as trop peur qu’il te jette à la rue ? »

Ils se défièrent du regard, deux têtes de mule.

« Tu sais, gamin, des prostituées qui se font tuer, ça arrive tous les jours. C’est la vie. Je préfère me concentrer sur ce criminel…
— En restant cloîtré ici ?
— Le sérum que je viens d’inventer est une énorme avancée. Il permet de simuler la mort. Ce sera utile pour l’enquête à venir. Elle sera longue et éprouvante. Je n’y arriverai à bout que dans… disons trois ans.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
— Une intuition. C’est ce qu’il y a de plus important. Fie-toi à elle. Tu es un garçon intelligent, peut-être même que tu pourrais devenir détective toi aussi quand tu seras plus grand. Et si d’aventure, tu avais besoin d’aide, si les Rotheson te jetaient à la rue, j’aurais du travail pour toi.
— Sans façon, déclara Will d’un ton sec. »

Il tourna les talons, déçu et s’en alla.

La vieille femme regarda Holmes d’un air désapprobateur. Ce dernier haussa les épaules, se mit à réfléchir puis murmura d’un ton ironique :

« Sir William Weaver… Que faites-vous dans le corps d’un garçon de quatorze ans ? »

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