Survivre à n'importe quel prix
notation: +1+x

VI Survivre à n'importe quel prix

« Eh ! Rends-moi mon pain, sale morveux ! »

Les passants se retournèrent pour voir débouler sur eux un gosse des rues qui fuyait, un morceau de pain à la main. Ils le laissèrent passer, amusés. Derrière lui, le boulanger traînait sa grosse bedaine pour essayer de rattraper le gosse qui était déjà hors de vue. Rouge comme un pivoine, il s’arrêta, les mains sur les côtés, complètement essoufflé. Les badauds gloussèrent puis reprirent leur route.

Le gosse des rues continua de courir sur plusieurs mètres puis se faufila dans une ruelle. Il s’accroupit et, grâce à sa maigreur, parvint à passer par un soupirail et se retrouva dans la cave d’une maison abandonnée. Sa sœur l’attendait avec impatience. Il s’assit en tailleur sur un vieux tapis couvert de poussière et partagea en trois son trésor.

« Un pour toi, Joana, dit-il en lui tendant le morceau. Ne le gaspille pas. »

Sa petite sœur dont les cheveux blonds étaient cachés sous un chapeau haut de forme volé par leur troisième compagnon d’infortune, glissa le petit morceau de pain dans la poche de sa veste.

« Ça pourra te faire tenir au moins deux jours, expliqua son frère.
– D’accord Ricky ! »

Elle se leva et lui fit un petit bisou sonore sur la joue puis alla dans son propre coin. Ils avaient tous leur propre coin avec une bougie et une couverture pour les longs hivers. Le mur du coin de Joana était recouvert de dessins. On pouvait y voir des soleils, des princesses et des châteaux. Car Joana n’avait qu’un seul rêve : devenir princesse. Elle n’avait que six ans et rêvassait à longueur de journée sur cette vie qu’elle ne pourrait jamais avoir. Elle se recroquevilla sous sa couverture et s’endormit. Ce fut à ce moment là que le troisième acolyte entra. Richard, qui détestait le surnom Ricky et qui adorait son prénom qui faisait, selon lui, distingué, leva des yeux brillants vers le nouvel arrivant. Nouvel arrivant car il n’était là que depuis un mois mais il les avait sauvés. En effet, il avait trouvé Joana et Richard dans une ruelle, avec les rats, abandonnés par leurs parents qui n’avaient pas de quoi les faire vivre. Il les avait tout de suite pris sous son aile, faisant preuve d’une grande maturité pour son âge. Richard, qui avait huit ans, avait toujours été le « chef de la famille » avant qu’il n’arrive. A présent, Ricky savait qu’il pouvait compter sur lui.

« Will ! »

Will posa un doigt impérieux sur sa bouche et regarda Joana qui dormait désormais profondément. Richard se mordit la lèvre inférieure, honteux d’avoir paru ridicule devant William.

William Weaver avait bien changé. Il était toujours un adolescent de quatorze ans mais son regard était plus dur, plus déterminé et plus sombre aussi. Malgré son apparence chétive, il avait un port altier et des manières autoritaires. On aurait dit qu’il avait vieilli de plusieurs années alors que ce n’était pas le cas.

Il déposa un paquet sur le tapis qui faisait office de salle à manger. Richard l’ouvrit. Il y avait des bijoux, quelques shillings, des morceaux de bougie et une autre craie pour Joana. Will la prit et la plaça délicatement dans un vieux bol éméché, là où se trouvait la réserve de craies de Joana. Puis Will alla s’asseoir en face de Richard :

« Tu as trouvé à manger, Ricky ?
– O-Oui… Un morceau de pain… »

Richard bégayait souvent face à William qui l’impressionnait. Ce dernier ne s’en formalisa pas et regarda le maigre butin de son ami. Richard lui tendit son morceau que William, après un soupir, rompit à nouveau en deux pour lui rendre une moitié.

« Je n’ai pas très faim en ce moment, répondit-il. Il est à toi.
– Merci, Will… »

Puis Will regarda son propre butin. Des vols. Jamais il n’aurait cru que lui, William Weaver, devrait voler pour survivre. Et pourtant, les jours se suivaient et se ressemblaient tous. Survivre, manger, voler. Il avait gardé précieusement ses trois shillings, nourrissant le secret de partir d’ici dès qu’il le pourrait et, s’il le pouvait, d’emmener Ricky et Joana avec lui. Mais où ? C’était bien le problème. Il rangea le butin tout en regardant Richard. Ce dernier était aussi blond que sa sœur. Ses cheveux en bataille, aussi longs que ceux de Will, lui tombaient devant les yeux. Ses yeux étaient aussi bleus que le ciel. Ils se ressemblaient si peu, le jour et la nuit. Mais ils avaient tous deux les trais assez fins, presque efféminés. Ils avaient aussi le même caractère déterminé et fier. Ils étaient tous les deux assez extravertis bien que Ricky soit intimidé en la présence de Will, chose que ce dernier ne comprenait pas. S’il s’était regardé dans un miroir, il aurait compris que son regard noir en faisait frémir plus d’un. Déterminé et fier, Will l’était car sa peur si familière s’était envolée, laissant place à une furieuse envie de partir loin d’ici et de réussir sa vie. Par tous les moyens. Mais Douvres n’offrait que peu d’opportunités. Alors il rongeait son frein en attendant l’aide du destin.

Ricky alla dans son coin et s’enroula dans sa couverture, l’air triste. Will s’avança et s’assit près de lui :

« Qu’y a-t-il ?
– Rien, mentit l’enfant. »

William sut tout de suite qu’il ne disait pas la vérité mais préféra faire comme si de rien n’était :

« Très bien. Si t’as besoin de quoi que ce soit, je suis là. Tu le sais, ça ? »

Ricky acquiesça en silence puis se tourna vers le mur pour s’endormir. Will le regarda avec inquiétude puis alla dans son coin et s’endormit lui aussi.

Ricky se réveilla quelques minutes plus tard puis se retourna pour dévisager William avec colère. Il repensa alors aux trois shillings qu’il avait retrouvés cachés sous une dalle. Will projetait de partir en les abandonnant… Le cœur de Ricky se tordit.

Le lendemain matin, Will trouva Ricky bien morose. Cela l’inquiéta encore plus. Tandis que Joana dessinait, William se glissa près de lui et lui demanda ce qu’il n’allait pas.

« Rien, bougonna Ricky. Rien d’important.
– Si ça te tracasse, c’est que c’est important. Dis-le moi. Je serai toujours là pour toi hein. »

Il voulut lui ébouriffer les cheveux, geste qu’il faisait assez souvent, mais Ricky se dégagea :

« Toujours là pour moi ? Arrête de mentir, Will ! J’ai vu les trois shillings, tu vas nous abandonner !
– Quoi ? »

C’était Joana qui avait parlé tandis que sa craie se brisait contre le mur. Ricky avait parlé trop fort. Will se renfrogna et regarda avec colère Ricky :

« Alors comme ça, tu crois que je vais vous laisser, toi et Joana ? Après tout ce que j’ai fait pour vous ? J’aurai pu partir depuis bien longtemps, mais je suis resté !
– Justement, tu aurais mieux fait de nous laisser ! T’es malheureux ici, tu veux partir !
– Je comptais vous emmener avec moi, s’indigna William.
– Mais où ? Il n’y a rien nulle part pour nous ! »

Ricky se leva soudain, emporté par l’émotion. Will leva les yeux vers lui, hébété. Ricky le défia du regard :

« Ose me dire que nous avons un avenir. »

Ce fut au tour de William de se lever d’un bond et de le toiser. Il était plus grand que lui mais Ricky n’avait pas achevé sa croissance, bientôt il le dépasserait.

« Nous avons un avenir, en dehors de ce trou pourri. Je ne sais pas de quoi il sera fait, mais on peut essayer.
– Ici, nous avons nos habitudes. Certains habitants nous donnent même quelques pièces ou des restes de repas.
– Je veux pas me contenter de quelques pièces et de restes froids que les gens nous jettent par pitié ! Tu… Tu ne me fais pas confiance ?
– Non… Du moins, pas pour ça. »

Cela blessa Will, plus qu’il ne l’aurait voulu. Il recula un peu, chancelant puis demanda d’une voix blanche :

« Mais… Tu veux rester ici toute ta vie ?
– A quoi bon ? Y a-t-il une cave meilleure que celle-ci ? Un monde où tout est rose ?
– Non, mais ça vaut le coup d’essayer ! »

Ce fut là que Will la vit, cette peur, au fond des yeux de Ricky. Cette même peur de l’inconnu que Will connaissait bien. Il en fut grandement déçu. Il aurait pensé Ricky plus fort que ça. Ce dernier ne répondit pas, tête baissée. C’était la première fois qu’il se rebellait contre William. Ce fut aussi sa dernière.

« Très bien, dit Will froidement. Je m’en vais. »

Joana poussa un petit cri de peur. Elle voulut se précipiter vers lui pour s’accrocher à lui mais Will la repoussa :

« Non.
– Alors je viens avec toi ! »

Une grimace déforma le visage fin de Ricky, même sa sœur l’abandonnait. Mais Will ne l’entendait pas de cette oreille :

« Tu restes avec lui, dit-il sur un ton sans appel. »

Il se dirigea vers la dalle mais Ricky fut plus rapide :

« Tiens. C’est ça que tu cherches. »

Il lui tendit la bourse. Will s’en saisit sans oser regarder Ricky dans les yeux. Puis il s’en alla sans un mot.

Il faisait froid ce jour-là. Le mois d’octobre touchait à sa fin. Il s’assit sur une bite d’amarrage et attendit.

Ricky avait refusé de prendre sa sœur dans ses bras qui pleurait à chaudes larmes dans sa couverture. Il regardait le soupirail comme s’il allait devenir une bouche énorme qui allait l’avaler. Il savait très bien où était Will, assis à la même place, en train de regarder l’horizon. Il hésita longtemps. Tiraillé entre sa fierté et son amitié pour Will, il ne savait que faire. Joana aurait très certainement voulu qu’il court après Will, mais force était de constater que c’était au-dessus des forces de Richard qui finit par se morfondre dans son coin.

Au bout de quelques heures, le jour déclinait, il allait faire nuit et Will n’était toujours pas revenu. Joana l’attendait encore tandis que Ricky savait qu’il n’allait plus le revoir. Jamais plus… Cette pensée le rendit profondément triste. Le chagrin l’envahit, puis ce fut comme si tout était clair. Il avait besoin de Will, sans lui, lui et sa sœur n’étaient rien. Il se leva d’un bond et passa par le soupirail.

Il faisait très froid, la nuit tombait. Ricky courut jusqu’à l’endroit habituel, prêt à s’excuser et à pardonner Will pour son sale caractère, pour avoir douté de lui. Mais il ne trouva que le vide et le silence. William était parti.

Ce dernier avait attendu toute la journée, désirant par dessus tout entendre le bruit de course de Ricky et voir son visage triste mais aussi soulagé de le voir. Mais il n’en fut rien. Les heures défilaient et personne ne venait. Ce fut alors qu’il vit que des marins se promenaient dans le port et abordaient les passants. Ils cherchaient une personne comme assistant du cuisinier du navire. Will y vit une occasion en or de partir loin de cet endroit. Il se tourna vers la rue, d’où aurait dû venir Ricky mais il n’y avait pas la moindre trace du garçon.

Encore une minute… Quelques secondes. Mais toujours aucun visage familier. Les marins allaient bientôt partir. Will prit alors une décision qui lui déchira le cœur. Il enfonça son éternel béret sur son crâne et partit rejoindre les marins.

Une heure plus tard, un petit garçon aux cheveux aussi blonds que le soleil déboula sur le quai. Mais il n’y trouva pas ce qu’il cherchait.

Le navire quitta les côtes le lendemain matin, dès l’aube. Cap vers les Indes de Sa Majesté, la Reine Victoria.

Sauf mention contraire, le contenu de cette page est protégé par la licence Creative Commons Attribution-ShareAlike 3.0 License