La Mélancolie d'une Matinée Morose
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I La mélancolie d'une matinée morose

La sœur Johnson finit d'installer les couverts autour des tables puis se releva. Elle jeta un regard dehors. Les enfants jouaient dans la cour en attendant le déjeuner, leurs rires résonnant faiblement à travers la vitre. Le ciel était gris et maussade, un ciel d'automne froid qui floutait la sinistre forêt s'étendant à perte de vue. Les garçons avaient interdiction de s'y aventurer le midi. D'ailleurs, il était rare qu'ils y soient autorisés. Beaucoup d'anciens pensionnaires s'y étaient rendus et n'en étaient jamais revenus.
Ladite forêt s'étendait sur plusieurs kilomètres. Le bâtiment principal du pensionnat se trouvait au milieu d'une clairière, entouré de sillons gravelés en guise de chemins. Il était acculé à l'entrée de la forêt, ou plutôt, il dissimulait une arrière-cour qui l'était. Les dortoirs, eux, se trouvaient dans une dépendance, plus bas dans les bois. Chaque nuit, les enfants frissonnaient en suivant la bonne sœur que les y emmenait.

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Il fallait dire que ce pensionnat regorgeait de vieilles histoires peu rassurantes. L'une des légendes les plus racontées par les enfants était que la nuit, ceux qui s'étaient perdus dans les bois revenaient et arpentaient la cour. Les bonnes sœurs riaient bien de la naïveté des enfants, quoique parfois, leurs histoires ne s'avéraient pas si idiotes.
— Quel temps affreux ! S'exclama la sœur Danver.
— Certes oui, mais au moins, c'est lumineux. Répliqua la sœur Johnson.
— Une lumière pâle et déprimante. Je ne l'aime point !
— Mesdames, le déjeuner sera bientôt prêt. Allez en avertir les enfants. Interrompit la sœur Hanna, avant de repartir aussitôt, ses bottes claquant sur le parquet lambris.
Les deux sœurs s'époussetèrent les mains et se dirigèrent vers la grande porte. Soudain, Johnson aperçut dehors l'un des enfants. Il était seul, assis sur le socle de la grande croix de Jésus, celle devant le potager. Il avait la tête basse et semblait secoué de sanglots.
— Qu'a-t-il donc ce petit ?
— Qui, Hills ? N'es-tu pas au courant ?
— Hum, non…
— Sa mère a été assassinée au manoir où elle travaillait. Le manoir Weaver, si je ne m'abuse.
— Seigneur, c'est horrible ! Le pauvre petit… N'a-t-il pas d'autres parents ?
— Personne. Sa mère l'élevait seule, et travaillait pour lui payer le pensionnat.
— Grand Dieu…

Samuel grelottait et ses larmes qui ne cessaient de couler le brûlaient. Il se tenait là, assis seul. Il n'arrivait pas à contrôler ses pleurs, et ne le voulait pas. Il n'en avait pas la force. Sa mère l'avait abandonné, laissé tout seul face au monde. Elle n'avait pas le droit de me faire ça, se disait-il. La faim commençait à se faire ressentir, mais il ne voulait pas manger. Il avait tant la gorge nouée que manger lui donnait envie de vomir. Et manger le refaisait pleurer.
Il leva ses yeux translucides et observa les nuages cotonneux qui enveloppaient les environs dans un léger brouillard. Le vent fit voler quelques mèches de ses cheveux blonds platines, et glaça ses joues rosies. Il vit au loin les bonnes sœurs sur le perron. Elles devaient probablement prévenir que le déjeuner serait bientôt prêt.
Il ne voulait pas rester assis ici comme une âme en peine. Aussi, il fit volte-face et se mit lentement à marcher dans la forêt.
L'air était humide et froid, les feuilles tombées des arbres formaient un épais tapis de mousse au sol. La brise serpentaient à ras du sol, émettant un sifflement grave et discret, tandis que des croassements de corbeaux étaient audibles, mais semblaient loin.Soudain, un craquement sinistre fit se retourner Samuel. Il entendit des gémissements, des murmures et des rires. Il commença à paniquer, l’inquiétude déformant son visage.
— BOUH !
Samuel hurla, avant de se rendre compte qu'il s'agissait de ses deux amis Oliver et Henry.
— Ce n'est pas drôle ! Pourquoi vous me suiviez ? Protesta-t-il sous l'hilarité des deux autres.
— Parce qu'on n'a pas envie que tu disparaisse ! Dit Oliver une fois qu'il eut retrouvé son sérieux.
— Et que tu es triste. Renchérit Henry. Samuel soupira, puis reprit sa promenade.
— Samy, tu sais qu'on n'a pas le droit d'aller dans la forêt ?
— Surprenant, venant de toi Henry. C'est nouveau, que tu respectes les règles ? Lança Samuel par dessus son épaule. Oliver afficha un sourire, et dit d'un ton sournois :
— Après tout, on a encore un peu de temps avant le déjeuner…
Tous les trois se mirent à s'enfoncer dans la forêt en chantant, leurs voix aiguës perçant le silence oppressant de la nature. Samuel se sentait un peu mieux, réconforté par la présence de ses amis.

Lavender's blue, dilly dilly,
Lavender's green
When I am king, dilly, dilly,
You shall be queen.

Who told you so, dilly dilly,
Who told you so?
It was my own heart, dilly dilly,
That told me so.

Call up your men, dilly, dilly,
Set them to work
Some to the plow, dilly, dilly,
Some to the fork.

Some to make hay, dilly, dilly,
Some to cut corn
While you and I, dilly, dilly,
Keep ourselves warm.

Soudain, le chemin se mit à descendre. Ils arrivèrent alors face à un immense grillage, entouré d'un mur en pierres blanches délabré. Du lierre enserrait le fer forgé rouillé. Jamais personne n'avait mentionné un quelconque grillage, dans cette forêt. Les trois enfants se regardèrent, perplexes. Le chemin continuait après le grillage mais le bout de celui-ci était entièrement dissimulé dans le brouillard.

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— Que… Qu'est-ce qu'on fait ? Demanda Oliver.
Ils entendirent alors au loin les bonnes sœurs appeler pour le déjeuner.
— Hum… Ha ha ! Et bien, heu, il faut rentrer. Dit Henry, nerveux.
— Mais attendez, vous ne voulez pas savoir ce que c'est ?!
— Et bien… Peut-être plus tard. Allez, viens !
Ils commençaient à rebrousser chemin mais Samuel était désemparé. Il voulait vraiment rester là, loin du pensionnat, face à quelque chose d’intrigant. Or, ses amis étaient déjà loin, et rester seul si profondément dans la forêt lui faisait peur. Un caillou vint alors heurter ses pieds, comme lancé de nulle part, ce qui décida Samuel à courir rejoindre ses amis, livide comme un drap. Ils coururent aussi vite que leurs frêles jambes le leur permettaient. Le vent glacial se heurtait violemment contre leurs visages, celui-ci transperçant leurs vêtements. À bout de souffle, écarlates et frigorifiés, ils atteignirent enfin l'entrée de la forêt. Ils se dépêchèrent de pénétrer dans le bâtiment, de se déchausser, puis de descendre les escaliers qui menaient à la grande salle. Honteux, ils s'assirent à une table libre sous le regard désapprobateur des bonnes sœurs. Celles-ci annoncèrent le début de la prière, et tous récitèrent :

Pater noster,
qui es in coelis,
Sanctificetur nomen tuum,
Adveniat regnum tuum,
Fiat voluntas tua,
sicut in caelo et in terra.
Panem nostrum quotidianum da nobis hodie.
Et dimitte nobis debita nostra,
sicut et nos dimittimus debitoribus nostris.
Et ne nos inducas in tentationem.
Sed libera nos a malo.
Amen

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