La famille Rotheson
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I La famille Rotheson

« Will ! Va donc me chercher les ciseaux.
— Où sont-ils, Mary ?
— Dans le tiroir gauche du bureau. »

William se précipita dans la réserve pour chercher ces fameux ciseaux. Le bureau trônait au milieu d’un bric-à-brac de papiers colorés, de rubans, de vases de toutes les formes et de toutes les couleurs. Il aimait beaucoup cet endroit. Lorsqu’il avait fini de travailler, il venait ici, s’asseyait contre un mur et rêvassait.

Cela faisait bientôt un mois qu’il était devenu l’assistant de Mary. Après l’avoir aidée à porter ses caisses, ils avaient beaucoup discuté et William n’avait aucun toit pour vivre. Mary l’avait alors amené chez elle et l’avait présenté à son mari, un homme dans la force de l’âge, qui cachait tant bien que mal son léger embonpoint par une redingote démodée. Cet homme était l’inspecteur Rotheson, il sentait le whisky et le cigare. Mary Rotheson, sa femme, était son exact opposé. Elle sentait la rose et semblait aussi légère qu’une plume. Malgré les apparences un peu rustres de l’inspecteur, Mary avait réussi à le faire accepter au sein de leur maison. William vivait sous les combles, un matelas, quelques livres, une lampe à huile, ça lui suffisait amplement. Puis, se sentant comme un poids pour cette famille, il avait demandé à Mary de devenir son apprenti, ce qu’elle avait accepté avec joie.

Il trouva la paire de ciseaux puis se précipita vers la boutique. Le parfum des fleurs embaumait l’air. William, comme à son habitude, respira un grand coup avant de se diriger vers le comptoir. La tête blonde de Mary parlait avec un jeune homme d’une vingtaine d’années. Elle souriait et rougissait. William se rapprocha et tendit l’oreille.

— Allons donc Monsieur, vous me flattez…
— Mais je le pense sincèrement, vos fleurs sont magnifiques. Dommage qu’elles soient aussi éphémères que la beauté toute fragile d’une demoiselle… »

A ces mots, Mary sembla se ressaisir face à la beauté sage du jeune homme. William plissa les yeux, inquiet. Cet homme, il le connaissait bien. C’était un habitué. Il venait souvent prendre un bouquet de roses. Bien qu’il ait un visage d’ange avec ses boucles d’or et ses yeux gris, sa bouche se fendait souvent en un rictus méprisant et Will sentait qu’il cachait quelque chose. Un lourd secret. A cette pensée, William repensa aux événements d’il y a un mois. Il n’avait pas cherché à savoir ce qu’il s’était passé. Sa vie avec Mary et les fleurs lui suffisait amplement, bien que quelques cauchemars le hantaient la nuit venue.

« Pour qui sont ces roses cette fois-ci, monsieur ? Demanda alors sèchement Mary. »

Le client fronça les sourcils, décontenancé, mais se reprit bien vite puis, sans se départir de son ton poli, répondit :

« A une certaine Rosalie. Une femme délicieuse. »

Will et Mary levèrent les yeux au ciel dans un bel ensemble. Ainsi, aujourd’hui, c’était Rosalie. La veille, ça avait été Angélique. Le jour encore avant, Delphine. Un vrai tombeur.

Le client se tut puis regarda étrangement Mary dans les yeux. Cette dernière rougit à nouveau. Pour rompre le charme, William posa lourdement les ciseaux sur le comptoir et s’exclama :

« Voilà les ciseaux, Mary ! »

Cette dernière se reprit puis se saisit de la paire pour couper le ruban. Le bouquet fin prêt, elle le tendit au client qui s’en saisit avec une grâce étudiée et, après l’avoir payée, s’en alla d’un pas fluide. William le regardait partir avec méfiance. Mary se tourna vers lui :

« Qu’y a-t-il, Will ?
— Je me demandais à quel moment cet homme serait enfin honnête. »

Mary haussa les épaules. Elle n’en savait rien.

La journée passa assez vite, Will était pressé de rentrer chez lui pour lire. Une aptitude qu’il avait depuis toujours, il ne se souvenait pourtant pas d’avoir appris à lire. De toute manière, il ne se souvenait de rien du tout. Il se frotta les mains, toc qui restait et qui ne voulait pas s’en aller, et se dirigea vers son foyer.

L’inspecteur était déjà rentré et fumait un cigare sur le fauteuil du salon. La maison était petite mais chaleureuse, située en plein cœur de Londres. Elle avait dû coûter une fortune, une fortune qui venait principalement de l’héritage de l’inspecteur et de la dot de Mary. Mais vivre à Londres nécessitait beaucoup d’argent, c’était pour cela que Mary avait pu ouvrir sa boutique, sous le regard bienveillant de son mari qui avait une maigre pension en tant qu’inspecteur de Scotland Yard. Ce dernier leva la tête de son journal. Deux yeux clairs encadrés par des mèches aussi noires que celles de Will le regardèrent avec bienveillance. Will avait pu devenir, après quelques semaines, une sorte de fils pour lui.

Le repas fut prêt et ils s’installèrent à table. Monsieur Rotheson ne parvenait pas à avaler quoi que ce soit, perdu dans ses pensées. Mary le vit et lui demanda ce qu’il n’allait pas. Son mari jeta un bref coup d’œil à William et sa femme comprit. L’inspecteur ne voulait pas accabler un enfant des mésaventures de Scotland Yard. Will cacha un soupir de déception. Il ne se sentait pas jeune, ni enfant. Il était capable d’écouter ce qui tracassait l’inspecteur !

Agacé, il finit son repas et se retira. Arrivé au grenier, il prit un livre et commença à le lire. Mais les mots ne parvenaient pas à former des phrases et à avoir un sens. L’esprit de William était ailleurs. Il posa le livre et se glissa jusqu’à un coin du grenier. Là, entre deux planches, il y avait un trou. Ce que les Rotheson ignoraient c’était que ce trou permettait à William d’entendre tout ce qu’il se passait dans la maison. Il tendit donc l’oreille et écouta :

« Qu’y a-t-il, mon ami, demanda Mary d’une voix inquiète.
— J’ai eu une longue journée.
— Une nouvelle affaire ?
— Oui, pire que celle du gosse qu’on aurait retrouvé à la place d’un vieux fabriquant de jouets à la morgue et qui serait revenu d’entre les morts. Celle-là, j’avais envoyé paître ces imbéciles. La magie n’existe pas. »

A ces mots, William frémit. Personne ne l’avait reconnu pour l’instant, il n’avait plus revu le villageois qui l’avait aidé. Cela s’était passé dans la banlieue de Londres, loin de cette maison. Will ignorait que monsieur Rotheson avait été chargé de l’enquête.

Son corps se mit à trembler tandis qu’il repensait à la morgue.

« William Weaver, soixante-quatre ans. »

Il tenta de se calmer mais n’y parvint pas. Il avait fui pendant un mois cet épisode de sa vie, incapable de se souvenir de quoi que ce soit d’autre. Sa vie était ici, rien ne pourrait l’en arracher. Si quelqu’un le reconnaissait… Non, c’était impossible. Il devait se reprendre.

Il reporta son attention sur la conversation et ce qu’il entendit le surprit :

« Là, c’est pire, soupira l’inspecteur. Deux femmes ont été sauvagement assassinées. Une autre s’est jetée du haut d’un canal. Les deux premières étaient des prostituées. La dernière était une comédienne, elle jouait dans un petit théâtre dans les bas-fonds de la ville.
— Deux affaires séparées alors ?
— Tu es intelligente, si seulement tu étais à la place de ce poisson rouge qui me sert de coéquipier ! »

Duncan, son collègue. Il avait l’air aussi benêt qu’il l’était. Personne ne savait comment il avait réussi à devenir inspecteur et cela donnait encore plus raison aux habitants qui disaient que Scotland Yard était aussi utile qu’un policier à Whitechapel. Certains préféraient se tourner vers des détectives privés. Cela énervait par dessus tout monsieur Rotheson, d’autant plus que certains du privé étaient pour le moins… arrogants.

« Et donc, cette comédienne, elle s’est jetée dans le fleuve ?
— Oui, des passants l’ont vue se jeter en pleurs. Quel gâchis, elle avait l’air d’être une brave petite. Qu’importe, cette affaire est classée. Ça ne sert à rien de chercher à savoir ce qui l’a poussé à faire ça, l’autre affaire est plus urgente.
— Les prostituées ? »

Il y eut un long silence. William comprit que l’inspecteur n’était vraiment pas dans son assiette. En effet, ce dernier continua d’une voix blanche :

« Il fallait avoir l’estomac bien accroché. J’ai cru que j’allais vomir mon petit déjeuner et Dieu sait à quel point je l’adore ton petit déjeuner…
— A… A quel point ? »

Mary aussi avait une voix blanche. Il y eut un long silence. Ils devaient très certainement se servir un verre… ou deux.

« Cet homme est un malade, commença l’inspecteur. On a tout laissé en état pour que je puisse réexaminer plus en détails cette horreur mais… lorsqu’il faudra tout débarrasser, il faudra plus d’un sac. Et je plains la femme de ménage… »

Mary retint un hoquet de stupeur. Puis, elle dit d’une voix qui grimpa étrangement dans les aigus :

« Heureusement que Will n’est pas là pour entendre ça. Il serait terrorisé. »

William l’était déjà, mais en effet, cela le terrifia encore plus. Il y avait un malade dans les rues de Londres. Étrangement, William pensa au client. Il aurait été du genre à tuer des prostituées… Non. Cet homme aurait plutôt été du genre à briser le cœur des dames, pas à les tuer. Il pensa alors à la comédienne. Et si ?

Non, il avait une imagination trop fertile. Il n’était qu’un simple assistant chez une fleuriste. Il n’avait pas l’âme d’un limier. Mais si Duncan était capable de l’être, pouvait-il l’être aussi ? Et puis, cela lui permettrait de pouvoir enquêter sur ce William Weaver dont il avait pris le nom. Mais il était encore trop jeune. Trop jeune ? Il lui semblait avoir vécu des années. La peur revint au galop et William se dégonfla. Non, il n’était pas capable de mener une telle enquête. Et à quoi bon ? Il avait une famille, un toit, à manger, rien ne pouvait lui manquer.

Non, rien.

Le regard de cette femme le hantait la nuit. Elle avait le regard de celle qui voulait vivre à tout prix. William se précipita vers elle mais c’était trop tard, elle était morte. Il ressentit une immense douleur à l’arrière de son crâne puis le noir.

Il se réveilla en sueurs et hurla. Mary l’entendit et gravit les marches quatre à quatre. Lorsqu’elle le vit, tout tremblant, baignant dans sa sueur sur son petit matelas, son instinct maternel prit le dessus et elle le prit dans ses bras. Elle le berça doucement tandis que Will marmonnait :

« Les cloches… Les cloches… Elles arrivent. »

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