III La Fabrique de Jouets
Monsieur Rotheson regarda l’enveloppe d’un air sceptique. Il relut pour la troisième fois le destinataire de la lettre : William Weaver. Jamais personne n’avait envoyé de lettre à Will. D’autant plus que cette lettre venait d’un détective privé. Il se sentit comme trahi. Que faisait celui qu’il considérait désormais comme son fils avec un tel individu qui s’acharnait à ridiculiser Scotland Yard ?
Il dut attendre que Will revienne avec Mary pour pouvoir connaître le fin mot de l’histoire. Bien entendu, il ne lut pas la lettre, conservant tout de même l’intimité du gosse même si la curiosité inhérente à son métier lui criait de l’ouvrir.
Enfin, Will revint du travail. Monsieur Rotheson l’attendait de pied ferme.
Lorsqu’il vit monsieur Rotheson, levé de son habituel fauteuil, une lettre à la main et le regard inquiet, Will frissonna. Il voulut prendre ses jambes à son coup mais il se contint. Cette peur si familière commençait sérieusement à l’agacer. Il prit la lettre et vit qui l’envoyait. Sa peur redoubla. Que lui voulait encore ce Holmes ? Il déchira l’enveloppe et lut :
« Cher William,
Bien que nos chemins ne se recroiseront pas de si tôt, j’ai pris la liberté d’enquêter sur un certain Sir William Weaver, décédé il y a de cela trois bons mois. Je trouve cela bien curieux qu’un jeune garçon tel que toi ait ce nom de famille. Ainsi, j’ai pu apprendre que les habitants près de la morgue croyaient dur comme fer qu’un gosse de ton âge avait pris la place de Sir Weaver et que le corps de ce dernier avait disparu. J’ai cherché alors les causes de sa mort mais il semblerait que le dossier se soit perdu.
Bien entendu, je peux me tromper et tirer des conclusions hâtives, mais je me trompe rarement. Donc, je te laisse cela en espérant que tu en trouveras une quelconque utilité.
N’oublie pas que si d’aventure, tu avais besoin d’aide, même dans quelques années, je serai toujours à la même adresse.
Holmes. »
La lettre était accompagnée d’un vieil article de journal. Holmes avait entouré en rouge la partie qui devrait intéresser William. Ce dernier avait lu la lettre dans un état second, ne sachant que faire. Ce fut dans ce même état qu’il lut l’article.
Ce dernier déplorait la mort de Sir William Weaver qui laissait derrière lui des enfants tristes et une fabrique de jouets… Une fabrique de jouets ? Holmes avait entouré l’adresse de cette dernière, pensant certainement que Will voudrait y faire un tour. Mais il n’en fut rien. Il ne prit pas la peine de lire l’adresse et froissa la lettre et le journal. Il ne savait qu’en faire. Il avisa la cheminée et jeta les deux feuilles de papier. Elles noircirent et se racornirent, dévorées par les flammes. Le secret ne devint plus que des cendres.
Les Rotheson l’avaient regardé faire avec incompréhension. Will était hypnotisé par la danse brûlante des flammes, cherchant à se calmer et à remettre de l’ordre dans son esprit. Que croyait Holmes ? Qu’il voulait connaître ce William Weaver ? Lui, tout ce qu’il voulait, c’était que le détective l’aide sur le meurtrier de Whitechapel. La magie, la sorcellerie, n’existaient pas. Il n’avait aucun lien avec ce William Weaver hormis le nom qu’il avait usurpé.
Il sentit une main douce se poser sur son épaule frêle. Will sursauta, surpris, mais se laissa faire tandis que Mary le prenait dans ses bras. Elle n’avait peut-être qu’une bonne vingtaine d’années, elle était ce qui se rapprochait le plus d’une mère pour un garçon qui ignorait tout de lui-même, même sa propre date d’anniversaire. Il était peut-être grand, mais il ne se souvenait plus de sa mère. Alors les garçons de son âge n’aimaient peut-être pas les élans maternels de leurs mères, mais William, lui, s’en fichait.
Monsieur Rotheson, quelque peu attendri par ce tableau, toussota pour se retrouver une contenance. Il était mal à l’aise face à de telles scènes d’effusion. Mary sentit son malaise et desserra son étreinte. Will se tourna vers monsieur Rotheson, se composa un visage serein puis mentit :
« J’ai reçu une offre d’emploi de la part d’un détective privé. Rien de bien important. Je ne pourrai jamais abandonner mon travail pour Mary. »
Ce n’était pas réellement un mensonge même si l’inspecteur sentit qu’il y avait un problème bien plus grand.
Le dîner se fit silencieusement puis Will aida Mary à débarrasser la table. Celle qui l’avait recueillie semblait aussi préoccupée que lui. Il se rendit compte que, trop inquiet pour lui-même, il avait complètement oublié sa famille qui vivait en retenant son souffle. Cela faisait trois mois que le meurtrier de Whitechapel sévissait et Scotland Yard était au bord des nerfs, ce qui pesait sur monsieur Rotheson donc sur Mary. Il se mordit la lèvre, gêné et honteux. Il la regardait tandis qu’elle lavait la vaisselle seule puisqu’ils n’avaient pas assez d’argent pour se payer une gouvernante. Mary ne se plaignait jamais. Elle tenait la maison à bout de bras pour pouvoir donner à son mari un cadre plus favorable qu’à son travail. Elle avait fait de cette maison un havre de paix. Will était admiratif. Il voulut lui dire à quel point elle comptait pour lui mais les mots restèrent bloqués dans sa gorge. Incapable de prononcer un seul mot, il monta piteusement les marches qui menaient à sa chambre.
La maison était grande. Il était riche, très riche. Son majordome allait bientôt lui servir le thé. La porte s’ouvrit et son serviteur s’écroula. William alla vers lui. Il avait un couteau planté dans le dos. Un assassin était dans la maison.
Le fusil n’était pas loin. Il s’en saisit. Vite, trouver l’assassin avant qu’il ne tue les autres serviteurs.
La servante le regardait avec terreur, ne voulant pas mourir. Elle s’écroula tandis que William faisait feu vers l’inconnu dont il ne se souvenait plus du visage.
Will se réveilla le plus calmement possible. Il se leva et chancela. C’était étrange mais il avait eu l’impression d’être plus grand dans le rêve… Plus âgé aussi.
William Weaver. Soixante-quatre ans.
Et si ce rêve venait de ce monsieur ? Mais pourquoi en rêvait-il ? Ces cauchemars ne pouvaient-ils pas le laisser en paix ?
Apparemment non. Cela faisait trois mois qu’ils hantaient ses nuits, se précisant un peu plus chaque jour.
Il se rassit puis se prit la tête entre ses mains, réfléchissant. Il ferma les yeux puis attendit. Ce fut alors qu’il la vit, aussi clairement que s’il l’avait sous les yeux… L’adresse de la fabrique de jouets. Il s’en rappelait. Mémoire plus qu’excellente ou souvenirs d’un ancien temps ? Il ne le savait pas.
Il prit alors sa décision et, malgré l’heure tardive, décida d’aller voir cette usine. Il sortit le plus discrètement possible puis marcha dans la rue.
Il s’était trompé. Il n’était pas tard mais tôt. Le soleil allait bientôt se lever. Le ciel devenait de plus en plus gris.
Un problème se posa vite : il connaissait l’adresse mais ne savait pas comment s’y rendre. Et il n’avait pas d’argent pour payer un taxi.
Il erra pendant une bonne dizaine de minutes dans Londres. Au bout d’un certain temps, il s’arrêta pour se frotter les mains, un tic qu’il avait depuis… toujours ?
« Très bien, Sir William Weaver, murmura-t-il face au vent qui soufflait dans la ville endormie. Vous m’avez donné votre nom, vos tics, vos manières… Donnez-moi votre sens de l’orientation maintenant. »
Il ferma les yeux et abandonna toute volonté. Peut-être espérait-il que l’esprit ou la mémoire de Sir William Weaver guident ses pas. Au bout d’un moment, il se sentit stupide. Il était debout en plein milieu de la route. Et il ne savait pas où aller.
Cinq heures. Big Ben sonna. Soudain, le son des cloches de Big Ben furent remplacées par une autre sorte de cloches… Celles de son rêve. Ce n’était qu’un bref instant. Un bref instant saisit au vol. Elles n’étaient pourtant pas là. Will ne faisait que s’en souvenir.
Son pied droit avança. Puis son pied gauche. Il continuait de fermer les yeux et, tel un somnambule, il marcha dans les rues de la capitale.
Il marcha pendant une bonne heure. Les cloches ne s’arrêtaient pas de sonner. Big Ben sonna les six heures et Will se réveilla de sa transe. Il écarquilla les yeux. Devant lui se tenait une immense fabrique. Celle de Sir William Weaver.
En réalité, elle n’appartenait plus à Sir Weaver. Elle avait été rachetée par un autre homme riche. Sir Elias.
Will regarda l’écriteau qui venait d’être remplacé, montrant que l’usine appartenait à présent à Sir Elias. Il voulut entrer mais c’était fermé. Les ouvriers n’arriveraient que dans une heure. Il fit le tour. Dans une ruelle sombre, derrière la fabrique, il trouva des poubelles sales. A l’intérieur de l’une d’elles, il trouva un vieux jouet. C’était un soldat de plomb. Il le prit délicatement puis le contempla. La jambe droite avait un défaut, le soldat ne tenait très certainement pas debout. C’était dans ces poubelles sales, dans cette ruelle sombre, qu’échouaient les jouets mal faits. Triste fin pour un jouet. Il garda le soldat de plomb, le cachant sous sa petite veste grise qui s’effilochait. Il n’y avait plus aucune trace du passage de Weaver, comme si le temps l’avait effacé du monde.
Dépité de n’avoir rien pu trouver sur lui, Will tourna le dos à la fabrique, sans un regret, puis marcha.
Après quelques pas, il sentit qu’on l’observait. Il tourna autour de lui, se demandant qui l’espionnait. Puis il le vit. L’homme. Assis sur le perron d’une des maisons faisant face à la fabrique. Au début, Will ne le reconnut pas. Puis, il vit son visage d’ange. C’était le client de Mary. Il pouvait voir à son expression qu’il était triste. Étrange… Will ne l’avait jamais vu triste. L’homme vit qu’il avait été reconnu et lui sourit, l’invitant à s’approcher. Will s’exécuta avec méfiance. L’homme l’invita à s’asseoir sur les marches, à ses côtés. Will le fit en silence. Il le regarda tout en maudissant ses cheveux noirs qui tombaient devant ses yeux. Il les plaqua en arrière et les cacha sous un béret aussi gris que sa veste.
L’homme au visage d’ange regardait la fabrique avec mélancolie. Puis il parla d’une voix, d’ordinaire mélodieuse, éraillée par l’émotion :
« Fut un temps, j’allais avec mon père chez les Dougsley. Des gens ennuyeux. Je devais toujours me tenir à carreau. Mon père me disait toujours avant d’aller chez eux que si j’étais sage pendant toute l’après-midi, il m’offrirait à chaque fois un jouet de la fabrique. J’ai toujours été sage. Je ne compte plus le nombre de jouets qu’il m’a offerts. On allait souvent chez les Dougsley. Puis un jour, j’y suis allé avec mon grand-père pour annoncer la mort de mon père. J’étais encore jeune à l’époque… Jeune… Il ne m’a offert qu’un seul jouet de cette fabrique. Un cheval à bascule miniature. Un cadeau que j’ai chéri plus que tous les autres jouets. Pourtant j’en avais des centaines. Mais ce jouet… C’était la première et dernière fois que mon grand-père était gentil avec moi. Suite à cela, il ne m’aima plus. Je ressemble trop à mon père sans doute. J’essayais toujours d’être sage, comme mon père me l’avait appris, pour pouvoir avoir un jouet et un peu… d’attention. De l’attention, j’en ai eue. Pas celle que je voulais. Une nuit, je me suis enfui de chez moi pour me retrouver devant cette usine. Elle était fermée, il n’y avait plus personne. Il neigeait, j’avais froid. Je serrai ce malheureux cheval à bascule miniature… Plus petit que la paume de ma main. Je pensais que j’allais mourir. J’avais tellement froid… Puis il y a eu de la lumière. Quelqu’un ouvrit la grille et me prit la main. C’était un jeune homme. Il venait de reprendre la fabrique, son père venait de mourir. Il se souvenait de moi. Le petit garçon qui avait un jouet par semaine. Il m’invita à entrer et me donna un chocolat chaud. Il prévint mon grand-père. Oh, il fut furieux et je passai alors une terrible nuit. Mais ça en valait la peine. J’avais pu visiter la fabrique et j’avais enfin eu, depuis plusieurs années, un peu d’affection. Je n’ai plus jamais revu cet homme mais je me souviens encore de son jeune visage. Il est mort il y a quelques mois. Le pauvre… Maintenant, je viens ici pour me recueillir et penser à mon enfance… mon innocence perdue. Ce n’est jamais bon de regarder en arrière mais je le fais. Puis il y a eu cette fleuriste. Elle ne m’apprécie pas. Il n’y a pas grand monde qui m’apprécie pour ce que je suis. On m’apprécie pour ma fortune, mon influence, ma beauté. Mais pas pour ce que je suis. De toute manière, il n’y a rien à aimer. Je suis une coquille vide qui pleure sur un âge d’or révolu. Mais tu es là. Et c’est drôle mais… Même si tu ne lui ressembles pas du tout, tu me fais un peu penser à ce jeune homme qui m’avait donné un peu d’amour. La dernière personne à l’avoir fait pour moi. Pas pour ce que je représente, pour ce que je semble être, ce que je pourrai apporter. Juste… moi. Il y a cette même étincelle dans le regard, les mêmes manies, la même gestuelle. Alors je me dis que d’une quelconque manière, il a pu survivre en toi. Toi qui porte son prénom et son nom. Alors je vais faire ce que je n’ai pas osé faire à cette époque. Une chose que j’ai regrettée toute ma longue vie. Merci William Weaver d’avoir soufflé sur les braises mourantes de mon enfance et d’avoir essayé de raviver la flamme. Et même si cela fait des années qu’elle s’est éteinte, elle a quand même réussi à survivre quelque temps. »
Il se tut. Le silence se fit. Will était étrangement calme, serein. En paix. L’homme aussi. Ils ne s’accordèrent même pas un regard. L’homme, suite à sa confession, se leva puis s’en alla sans un mot.
Après quelques minutes, Will reprit ses esprits et se leva, disant avec un temps de retard ce qu’il avait voulu dire à l’inconnu :
« Attendez ! Je ne connais même pas votre nom ! »
Mais c’était trop tard. L’homme était déjà loin.