I got no strings
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III I got no strings

Chaque fois que la trotteuse avançait d'un cran sur le cadran, Samuel trépignait un peu plus. Assis face à son pupitre, il ne pouvait retenir son impatience d'explorer la forêt. S'il souhaitait pouvoir être de retour avant la tombée de la nuit, il allait devoir être rapide.
À la seconde précise où le premier écho de la sonnerie résonna jusqu'aux oreilles des élèves, il saisit ses vêtements d'extérieur et s'élança comme un diable hors de sa boîte.
Ses souliers en cuir claquaient contre le carrelage des couloirs, tandis qu'il traversait le bâtiment, bousculant élèves et bonnes-sœurs. Arrivé sur le perron, il bondit du haut des escaliers et atterrit sur le gravier. Il traversa la cour aussi vite qu'il le pouvait et sans regarder derrière lui, dépassa la statue du Christ, et pénétra dans la forêt, sombre et noueuse.
Lorsqu'il estima être assez loin du pensionnat, Samuel s'arrêta, le souffle court, et en profita pour revêtir son manteau et son écharpe. Il était fier de lui, autant qu'une souris qui se serait échappée de sa cage. Tout guilleret, il s'élança d'un pas sautillant.
Tout semblait figé, les arbres morts et squelettiques fusaient vers le ciel, le chemin était parsemé de buisson qui s'accrochaient avec hargne aux jambes des promeneurs et les griffaient, un froid glaçant venait mordre les mollets nus de Samuel.
Le petit garçon rayonnait de joie, bondissait au dessus des souches, faisant voler des feuilles derrière ses pas. Ses rires enfantins résonnaient dans le silence austère des bois. Soudain, quelque chose le stoppa net. Une petite chose blanche chuta lentement avant de s'écraser doucement sur le nez rosit de Samuel, suivit d'autres. L'enfant écarquilla les yeux, et observa les flocons tomber, incrédule. Lorsqu'il réalisa qu'il neigeait bel et bien, son regard s'illumina et son sourire s'étira. Il écarta les bras et tourna sur lui même en gloussant. Plus déterminé encore, Samuel repartit en sautillant.

Il avait beau chercher, tourner en rond, revenir sur ses pas, il ne trouvait pas le grillage. Tout autour de lui et sous ses pieds s'accumulait de la neige, neige qui tombait maintenant intensément et drue. Essoufflé, Samuel prit un instant pour observer les alentours. Il ne reconnaissait plus rien. La neige l'empêchait de voir à peine deux mètres plus loin. Tout était devenu opaque et homogène. Il ne se sentait pas bien, il commençait à paniquer. Son écharpe l'étouffait, il haletait, et sa sueur se glaçait. Il chercha le sentier du regard, mais tout ce qu'il vit fut une étendue blanche à perte de vue. Soudain, il aperçut vaguement une lueur orangée à travers le rideau de neige. Il s'agissait d'un lampadaire en fer forgé, comme on en trouvait dans les grandes allées de Londres. Mais qu'est-ce qu'un lampadaire faisait dans une forêt ?! Se demandait Samuel.

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Stupéfait, il constata qu'il y avait une seconde lueur un peu plus loin, puis encore une, puis encore une. Toute une ribambelle de lumières qui s'estompait dans le brouillard au loin. L'enfant alla au lampadaire suivant, puis au suivant, puis au suivant, accélérant le pas, au point de courir de lampadaire en lampadaire. Tout était répétitif, linéaire, similaire, il avançait, mais dépassait toujours les mêmes arbres, la même neige. Il était frigorifié et horrifié, il avait chaud et froid en même temps. Sa raison s'égarait, dominée par la peur.
Soudain, son pied se coinça dans une racine et il s'étala de tout son long dans la neige.
Tremblant et en larme, il releva la tête.
Quelques mètres plus loin, à côté d'un des lampadaires, se tenait un homme, grand et fin. Il portait une redingote blanche dont les pans dansant au vent lui léchaient les chevilles. Ses longues jambes étaient vêtues d'un pantalon à galon de soie. Un haut de forme était négligemment posé sur ses longs cheveux blancs en bataille. Il ressemblait à une marionnette sans files , qui tiendrait seule sur ses jambes en coton. Il sortit de sa poche une montre à gousset et l'ouvrit d'un mouvement sec et distingué, puis il prit connaissance de l'heure avant de la remettre à sa place initiale.
Intrigué, Samuel se releva, et s'approcha de l'homme. Celui-ci, en entendant la neige craquer, se retourna vers le petit, qui sursauta en voyant son visage.
Il avait la peau aussi lisse qu'un masque en porcelaine, un teint plus blanc que la neige qui l'entourait, et une large et fine fente qui lui déchirait le visage en guise de bouche. Ses joues étaient dessinées de ronds rouge au niveau des pommettes, le milieu de ses lèvres était recouvert d'un rouge brillant, et ses yeux étaient contournés d'un noir sombre.
Il observa Samuel une fraction de seconde puis étira la commissure de ses lèvres dans un immense sourire, révélant des dents pointues.
— Qui es-tu ? Demanda-t-il.
Samuel frissonna en entendant la voix narquoise et goguenarde de l'homme.
— Je… Je m'appelle Samuel… Dit-il timidement.
L'étranger s’accroupit d'un bond et plongea ses yeux dans ceux de Samuel.
— Quel joli prénom. Je m’appelle Nabérius, mais comme c'est un petit peu compliqué, tu peux m'appeler comme tu veux. Dis moi, Samuel, que fais-tu ici ? Il fait froid, et il commence à faire nuit.
Il avait raison. Les alentours se vêtaient du sombre bleu de la nuit, enflammés par la lumière des lampadaires.
— Je… Je me suis perdu. Je ne retrouve plus mon chemin…
— Oh… Que c'est triste. Pauvre petite brebis égarée.
Il se releva souplement et commença à s'éloigner à grands pas.
— Et bien, ce fut un plaisir de faire ta connaissance, Samuel ! Reviens nous voir quand tu veux.
— Qu-Quoi ?! Non, s'il-vous-plaît ! Je suis vraiment perdu ! J'ai froid et j'ai peur, aidez moi !
Ledit Nabérius se stoppa net et tourna lentement la tête vers Samuel.
— Tu veux quelque chose ? Alors demandes le clairement, sinon comment veux-tu que les gens puissent t'aider, si tu ne le demandes pas clairement ?
Il émit alors un léger rire sardonique. Sceptique, Samuel dit alors :
— Je voudrais que vous m'aidiez à regagner le pensionnat, si vous savez où c'est…
Le sourire de l'étranger s'étira un peu plus encore, puis il revint vers l'enfant.
— Très bien, suis moi. Je suis un excellent guide.
Il saisit de ses doigts gantés la petite main frigorifiée de Samuel, puis se mit à marcher.

— Nous y voilà, voici ton pensionnat.
Samuel n'en revenait pas d'être rentré aussi vite et sans le moindre soucis. Il regarda son guide, incrédule.
— M-Merci… Dit-il timidement.
— Nos chemins se séparent, petit Agneau. Mais ne t'en fais pas, tu pourras revenir me voir quand tu veux. Je me ferais un plaisir de jouer avec toi.
Il lâcha la main de Samuel puis fouilla dans sa poche et en sortit une petite boîte noire. Il s'agenouilla devant Samuel et lui mis la boîte dans la main.
— Et si tes… Hum, "amis" t'indisposent, que tu te sens triste, ou que tu as peur, et bien écoute ça, tu te sentiras mieux.
Samuel prit la petite boîte dans ses mains avec précaution, et l'admira. Elle était faite dans un bois sombre, et le dessus était entouré de petits motifs dorés gravés dans le bois.
— Hum, ma foi, me voilà bien en retard ! Sur ce… Dit-il en sortant sa montre à gousset.

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L'enfant n'y portait pas attention, et ouvrit la boîte. Une douce musique s'éleva jusqu'aux oreilles de Samuel, qui l'écouta, subjugué. Puis il se tourna vers son bienfaiteur :
— Ouah, elle est magnifique ! Merci N- Huh ?
Il avait disparu. Il n'était nulle part. Seul quelques plumes noires tombaient lentement au sol.
Le petit n'en revenait pas. Effrayé, il se dépêcha de courir vers le bâtiment dont les hautes fenêtres diffusaient encore de la lumière dans la nuit. Il se dépêcha de rentrer aussi discrètement que possible, se déchaussa, mit son manteau avec ceux des autres, puis commença à monter les escalier. Ne pas faire de bruit requérait une immense concentration, sur ces vieux escaliers branlants.
Soudain, il aperçut une silhouette derrière lui. Une grande silhouette, fine, aux bottes hautes, qui l'observait. Samuel ne voulait pas y croire, mais il se retourna lentement, comme par peur de devoir affronter la réalité. Mais c'était bel et bien ce qu'il croyait. C'était bel et bien la sœur Hanna.

Samuel avait envie de pleurer de rage. La sœur Hanna l'avait installé dans une classe, seul, en pleine nuit, sous la surveillance de la sœur Thérésa, et lui avait ordonné de recopier intégralement son manuel d'histoire en guise de punition, et qu'il n'irait pas dormir tant qu'il n'aurait pas fini. Ses doigts le brûlaient, il avait mal à la tête, la mâchoire crispée par la colère et la concentration, les articulations des bras douloureuses, et les yeux épuisés. Il devait être près de minuit. Il appuya alors trop fort sur la pointe de sa plume qui se cassa. Il eut l'espoir que ça signe la fin de la punition, hélas, la sœur Thérésa ouvrit un tiroir où se trouvait une douzaine de plumes. Au bord des larmes, Samuel saisit la nouvelle plume et se remit à écrire. Il en était à peine au quart, après deux heures d'effort. Il ressentait une profonde haine pour les bonnes-sœurs, fulminant derrière son pupitre. C'était immoral comme traitement. En cet instant, il souhaitait ne jamais être revenu de la forêt, ou bien que le pensionnat n'existe plus.
Tout à coup, un bruit retentit dans le couloir. Comme un vase qui se briserait au sol. Surprise, la sœur Thérésa sortit pour examiner l'origine du bruit. Samuel en profita pour sortir la petite boîte à musique, s'affaler sur sa chaise, et écouter la douce mélodie. Nabérius avait raison, elle lui faisait vraiment du bien. Il sentait toute sa haine s'échapper, et il se calma, bercé par les notes. Mais au bout de quelques minutes, la sœur Thérésa n'était toujours pas revenue. Le garçonnet se leva donc, prit le bougeoir et sortit dans le couloir en fermant sa boîte. Il avança par petit pas, peu rassuré.
Soudain il buta contre quelque chose de volumineux et s'étala au sol. Sa bougie tomba un peu plus loin devant lui. Il regarda alors ce sur quoi il avait chuté et ne put retenir un hurlement. C'était la sœur Thérésa, étalée au sol, les yeux écarquillés, le regard vide, une expression d'horreur distordant son visage, avec une douzaine de porte-plumes enfoncés dans le dos.

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