Réveil
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II Réveil

Tout était d'un noir d'encre. Il ne voyait plus rien. Que s'était-il passé ? "Il fait froid…" non, il ne faisait pas froid. Mais l'air était glacial. Il pouvait le sentir. Ses sens revenaient. Mais où était-il ? Il ouvrit rapidement les yeux, comme s'il venait de faire un cauchemar. Il était allongé sur un matelas. Un lit avec des roues. Des tas et des tas de cadavres. Un endroit frais. "Évidemment, une morgue… trop cliché pour moi". Il se leva. Un numéro était attribué à chaque personne dans cette morgue. Il regarda son étiquette : "N°792". "Ça faisait beaucoup de morts", pensa-t-il. Il se rappelait comment parler et rien d'autre. Ses tocs étaient restés ; il se frottait souvent les mains, passait très souvent sa main dans ses cheveux en essayant de soulever son chapeau de l'autre ou encore de regarder sa montre placée dans sa veste inexistante. Il n'avait cependant aucune idée de pourquoi il avait ces étranges manies. Il ne se souvenait de rien. Même sa façon de penser était différente. Ce n'était plus la même personne. Simplement quelqu'un d'autre avec des tocs similaires. Qui était-il ? En cherchant la sortie, il ouvrit une porte menant vers un bureau lugubre. Une porte en bois presque cassée de l'intérieur, le bois du bureau était pourri, les tiroirs s'ouvraient avec difficulté tant le bois était gonflé par l'eau venant des nombreuses fuites situées au plafond, et la seule source de lumière qu'il avait était une petite lueur provenant de la lune, grâce à la fenêtre presque collée au plafond. En fouillant le tiroir, il trouva des documents. Parmi eux se trouvait la liste des dernières personnes arrivées à la morgue. Il se mit à chercher son numéro. "N°792 - Sir William Weaver - 64 ans". William Weaver ? Était-ce bien son nom ? Un miroir à moitié brisé était situé non loin de la porte. Il décida d'aller se regarder. À quoi pouvait-il bien ressembler ? Soixante-quatre ans ? Il ne devait pas avoir l'air tout jeune.

Il se déplaça jusqu'au miroir. Lorsqu'il vit son reflet, il pensa que le numéro indiqué sur la fiche était une erreur. Un enfant. C'était un enfant. Il était maigre, ses cheveux étaient très noirs, de longues mèches couvraient ses oreilles. Une frange retombait sur son front et couvrait presque entièrement ses yeux.

"Non, ça c'est pas pour moi."

Un peigne était par terre dans les débris de verre. Il prit soin d'en retirer précautionneusement les morceaux restant avant de brosser tous ses cheveux en arrière.

Ses yeux, quant à eux, étaient noirs eux aussi, si noirs qu'on ne pouvait faire la différence entre l'iris et la pupille. C'était le corps d'un enfant d'environ quatorze ou quinze ans. "Soixante-quatre ans ? C'est ça… Ce numéro n'est pas le bon !" pensa-t-il. Il devait découvrir qui il était vraiment, et rapidement ! Il ne pouvait pas aller en ville sans vêtements, sans même connaître son nom ! Il chercha dans l'autre tiroir du bureau, il y trouva une clé. Il balaya la pièce du regard quand il vit une garde-robe. Elle était verrouillée et la clé qu'il venait de récupérer ne l'ouvrait pas. C'était trop facile. Il força la porte de la garde-robe, il ne pouvait pas rester plus longtemps ici. Il posa ses pieds sur une porte et tira l'autre de toutes ses forces. La garde-robe étant en aussi bon état que le reste de la pièce, le pêne fut vite cassé et la porte était désormais ouverte ; il tomba à terre sur des morceaux de verre n'ayant plus d'appui. Il se releva sans aucune coupure, un miracle. À l'intérieur de la garde-robe se trouvaient des morceaux de tissu déchirés. Seuls quelques vêtements étaient en bon état, mais ils manquaient totalement de style. Il ne fallait pas s'attendre à grand chose d'une garde-robe se trouvant dans un bureau ; surtout quand le bureau en question était aussi délabré.

"Comment une morgue peut-elle être aussi mal entretenue, d'ailleurs ? Les inspecteurs ne passent jamais par ici ?"

Il s'empressa d'enfiler ces vêtements ressemblant à ceux d'un mendiant, il secoua le béret pour enlever la poussière avant de le poser sur sa tête. Des grosses chaussures aux lacets coupés étaient posées sur les morceaux de tissu. Une fois habillé, il se sentait déjà mieux. Il prit un instant pour réfléchir. Pour commencer, comment se faisait-il qu'il n'y avait absolument personne dans cette morgue ? Était-ce ainsi que cela fonctionnait ? Même pas un gardien ? Les gens se seraient-ils enfuis ? Après tout, son lit était en plein milieu de l'allée lorsqu'il s'était réveillé. L'encre n'était même pas sèche sur certains papiers du bureau. Était-ce dû à une évacuation d'urgence ? Une chose était sûre : les gens qui étaient ici étaient partis en vitesse. Mais pourquoi ? Le problème n'était pas que la morgue, c'était aussi lui. Tous les éléments réunis faisaient que cette situation était si… étrange. Une morgue délabrée, se réveiller sans aucun souvenir. Un scénario peu classique, voire quelque peu ridicule, mais là, ce n'était pas un mauvais livre ; c'était réel.

Une faible lueur vint interrompre ses pensées. Il pensa d'abord à la lumière du jour. Il prit la chaise devant le bureau et monta dessus, il n'était plus assez grand pour regarder à la fenêtre sans. Ce qu'il pensait être la lumière du jour se révélait être la lumière des torches de tout un groupe de paysans armés de fourches, de tisonniers, et tout un tas d'autres "armes". Au moins ils avaient de l'imagination quand il fallait trouver un objet qui pouvait servir à tuer quelqu'un. Il devait sortir rapidement. Cependant, la seule sortie était également la seule entrée, et elle était bloquée par un groupe de villageois armés. Montant l'escalier, il tenta d'ouvrir la porte. Fermée. La clé ! Cette fois-ci, la clé correspondait et la porte s'ouvrit. Il se trouvait maintenant devant la horde de villageois.
— Bonjour. Qui êtes-vous ?
— Attention les gars ! Il va p'têt tenter d'vous ensorceler avec ses mots bizarres !
— Comment ? Écoutez, je-
— Tu t'tais et tu réponds à nos questions avant ! T'es quel genre de démon, mon petit gars ?
— Démon ? Je crois que vous vous trompez, je n'ai rien à faire ici.
— Ta gueule ! On a vu comment que tu t'es changé en gosse !
— Changé ?
— Fais pas le malin, tu sais de quoi je parle !
— Voulez-vous bien vous calmer ? Je ne vous veux aucun mal.
— Si tu te laisse fouiller et que tu t'explique, j'veux bien. Mais pas d'coup fourré ou on t'bute !
— Très bien.

Le villageois fit signe à un de ses amis d'aller le fouiller afin d'éviter de s'approcher trop près lui-même du gringalet. Après avoir fouillé le garçon sans rien trouver, il reprirent leur conversation. Le chef du groupe avait demandé à tous les autres de partir après quelques minutes de menaces qui n'avaient pas portées leurs fruits. Il discutait avec William avec une certaine distance entre eux, tandis qu'un autre était resté derrière avec une grosse pelle, au cas où les choses tourneraient mal. Ils n'avaient toujours pas entièrement confiance. Ils étaient en route pour la taverne la plus proche, l'homme voulait payer la chambre de l'enfant pour la nuit. En réalité, il voulait juste s'en débarrasser le plus vite possible.

— Reste loin de moi, p'tit gars. T'es p'têt inoffensif, mais qui sait quel genre de trucs tu pourrais bien être en train de préparer ?
— Oui, ça va, je suis déjà suffisamment loin comme ça ! Maintenant, avant de continuer notre conversation, où sommes-nous et en quelle année sommes-nous ?
— Ici, p'tit gars, t'es à Londres ! En Mille huit cent quatre-vingt-huit ! Si même ça tu sais pas, t'es mal parti pour survivre ici.
— Peu importe. Pouvez-vous maintenant m'expliquer ce qui m'est arrivé ?
— Bah en fait, quand on a voulu v'nir t'chercher dans ton manoir, on t'a trouvé mort, toi et tes servants.
— Je pense que la raison pour laquelle vous vouliez venir me chercher est le dernier de mes soucis. Je ne me rappelle même plus mon nom.
— Je sais pas qui t'es petit. T'as juste pris la place du vieux, en fait. T'es p'têt même pas la même personne. Ou t'as juste rajeuni. De toute façon, t'as créé une sacrée panique et j'comprends rien à ce qui s'est passé, mais tant que t'es pas hostile, c'est pas mon problème, ils seront gâtés les journalistes quand y voudront entendre c't'histoire, tiens !
— Ça m'arrangerait que vous ne disiez rien.
— Tu rigoles ou quoi ? T'imagines pas les sommes qu'ils sont prêts à payer ces types pour quelques lignes, haha !
— … Au fait que s'est-il passé quand je me suis… "changé" comme vous dites ?
— Bah en fait, on était en train de pousser ton lit pour l'caler contre le mur et d'un seul coup, y a eu une grosse lumière blanche, tout droit sorti d'une histoire pour les gosses. À ce moment là, ta gueule a fondu, ou un truc comme ça. T'as rétréci et t'as changé de tronche. Je sais pas si t'es la même personne, ou si t'as juste pris sa place. Mais c'qui est sûr, c'est que quand t'as fait de la lumière et que tu t'es mis à changer de tronche, tout le monde a crié au démon et y sont partis chercher de l'aide. Ça te dit toujours rien ?
— Rien du tout. Je ne sais pas moi même si je suis la même personne ou non.
— Bah clairement non.
— Qui je suis importe peu, j'utiliserai son nom. Il me faut une identité.
— Écoute p'tit, tu fais ce que tu veux, clairement j'm'en fous de tes projets, mais t'approche plus jamais de moi, tu m'fous les jetons. J'te paye la chambre pour ce soir, ça m'étonnerait que t'aie de l'argent, là.

Il rentrèrent à l'intérieur, tout le monde les regardaient. Cet homme était visiblement un habitué, beaucoup de monde criait son nom en demandant si l'enfant l'accompagnant était son fils. Les autres avaient sûrement bu un verre de trop, car leur langage était impossible à comprendre. Le moustachu posa une bourse pleine à craquer sur le comptoir. Comment un paysan comme lui pouvait posséder autant d'argent ? William était sûr que l'argent venait des poches du vieil homme, des gens "comme ça" avaient forcément dû le dépouiller avant de le ramener à la morgue. Cela importait peu, il était tard, et l'enfant était fatigué. Entrant dans la chambre sale et sombre, il s'allongea sur le lit et s'endormit.

Le lendemain, il se réveilla doucement, contrairement à la nuit précédente où il s'était réveillé en sursaut. Il se traîna tant bien que mal jusqu'à la porte de la chambre et sortit en lançant un rapide "Au revoir" à l'aubergiste. À peine fut-il dehors qu'une jeune femme portant des caisses avançait tout doucement, ses bras tremblants. Elle avait l'air épuisée, et elle ne pouvait pas voir ce qui se passait devant elle avec toutes ces caisses. William se dirigea vers elle et lui proposa son aide. Elle lui donna seulement les deux caisses qui lui bloquaient la vue afin de ne pas surcharger l'enfant.
— C'est très gentil de m'aider, petit. Je n'aurais jamais pu porter toutes ces caisses toute seule.
— Ce n'est rien.
— Dis-moi, que fait un enfant comme toi ici ?
— Je cherche un endroit où dormir. J'ai… mes parents m'ont interdit de revenir à la maison.
— Quoi ? Mais c'est horrible ! Si tu veux je peux t'offrir un toit pour quelque temps, jusqu'à ce que tu te trouves un endroit ?
— Vraiment, vous feriez ça ?
— Bien sûr ! J'ai un mari, mais ne t'en fais pas, je suis certaine que ça ne le dérangerait pas.
— Je… laissez-moi un peu de temps pour y réfléchir, d'accord ?
— Bien sûr, petit.

Une fois arrivés sur place, ils posèrent les caisses devant une petite boutique.
— Vous êtes fleuriste ?
— Oui ! Au fait, petit… quel est ton nom ?
L'enfant souleva son béret et répondit :
— Weaver. William Weaver. Pour vous servir.

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